Toutes les lettres d'Edgar Degas publiées par Theodore Reff
The Letters of Edgar Degas vient de voir le jour aux Etats-Unis et l'on ne peut que se réjouir de voir édité cet immense travail de Theodore Reff. Cette publication marque une étape importante de la connaissance de la vie et de l'oeuvre de Degas qui nous fait entrer dans son intimité...
Michel Schulman
Eminent professeur à l'Université de Columbia de New York, Theodore Reff a principalement voué ses recherches à Edgar Degas auquel il a consacré de très nombreuses publications dont on retiendra The Notebooks of Edgar Degas. A Catalogue of the Thirty-Eight Notebooks in the Bibliothèque Nationale and Other Collections en 1976 et 1985; le Supplément au catalogue raisonné publié en 1984 avec Philippe Brame. Ces importantes publications ne sauraient faire oublier les nombreuses autres, notamment dans le Burlington Magazine depuis 1963 (voir sa notice sur Wikipédia).
The Letters of Edgar Degas se présente en trois tomes, dont les deux premiers contiennent 1251 lettres ou fragments de lettres transcrites en caractères d'imprimerie, Degas ayant une écriture difficile à lire, dont 1219 lettres avec le nom du destinataire, vingt et une lettres à des destinataires inconnus, lesquelles sont suivies de cinq lettres récemment découvertes. A la suite, il y a encore six pages de lettres à l'attribution incertaine et à la localisation inconnue. A chaque lettre sont associées de nombreuses notes apportant des précisions inégalées sur l'un ou l'autre élément du contenu.
La souveraine introduction d'une centaine de pages en anglais est certainement l'autre pilier essentiel de cet édifice. Theodore Reff a considéré qu'il était nécessaire que cet ensemble d'informations sur Degas que constituent les lettres, fut accompagné d'un commentaire éclairé, "raisonné", propre à produire une compréhension affinée de Degas, l'homme et l'artiste.
Le troisième tome est consacré aux lettres de Degas traduites en anglais, les notes se retrouvant dans les deux tomes précédents où sont présentées les lettres dans leur langue d'origine. Dans ce troisième tome figurent des index par noms de personnes et de lieux ainsi qu'un index fort utile sur les sujets/thèmes abordés dans les lettres de Degas.
Dans sa préface, Reff retrace l'historique des publications antérieures des lettres de Degas. Mais avant d'aborder ce sujet, précisons que la publication qui nous occupe ici ne reproduit pas une correspondance stricto sensu car il n'est question que des lettres de Degas, et non des missives de ses correspondants, toutes ces lettres qu'il reçut mais ne prit pas le soin de garder "[those] letters he received but failed to save", écrit Reff (p. 15). Nous ne connaissons pas les raisons d'une telle lacune, mais Reff récuse déjà le motif des nombreux déménagements de l'artiste qui auraient pu entraîner un certain désordre dans ses affaires. Un grand ménage dans ses papiers avant la dernière "étape" alors qu'il devenait aveugle ? Le refus de ses héritiers de pénétrer dans son intimité ? On se trouve, à vrai dire, sans réponse à ce sujet.
Donc, avant d'analyser la teneur des lettres de Degas éditées par Reff, revenons un bref instant sur l'historique de leurs publications. La première, par Marcel Guérin à laquelle contribua Daniel Halévy avec l'apport de 189 lettres, date de 1931. Cette première édition sera suivie d'une seconde en 1945, laquelle comprend 251 lettres. En 1947, ces dernières verront leur édition en anglais. Depuis cette époque, les historiens d'art n'eurent de cesse de chercher, découvrir et publier des centaines de lettres provenant de la famille de Degas, voire de diverses institutions, acquises au fur et à mesure. Reff souligne que 15 lettres appartenant à Thérèse Degas, sœur du peintre, furent publiées par Michael Pantazzi (1988); 46 autres lettres adressées à son collègue et ami Paul Lafond rejoignirent ce lot (Jean Adhémar et Denys Sutton, 1987); et encore 138 autres destinées à des amis, les artistes qu'il fréquentait, ses collectionneurs et marchands, furent publiées dans Degas inédit en 1988-89. Puis, parurent les lettres que Degas adressa à son marchand Durand-Ruel (Caroline Durand-Ruel-Godfroy, 2012 dans le cadre du colloque Edgar Degas à la Fondation Beyeler). Beaucoup de lettres vendues aux enchères trouvèrent le chemin, soit de la Bibliothèque Nationale de France, de la Fondation Custodia, du Musée des Lettres et Manuscrits à Paris, ou du Getty Research Institute. Entre autres...
Parmi les nombreux sujets auxquels Reff a choisi d'appliquer son analyse, dans sa préface et principalement dans son introduction, nous retiendrons ici ceux qui nous semblent les plus intéressants : les relations de Degas avec les femmes; le fait que le sujet de l'art ou de l'esthétique soit à peu près absent de ses propos; le problème de sa santé et ses constantes préoccupations à ce sujet; son "positionnement" politique et l'inévitable question de son antisémitisme.
Mais la lecture de ces lettres nous permettra de constater que Degas y fait part, souvent, de ses "humeurs" sur le monde qui l'entoure et des petits tracas de sa vie quotidienne, exprimés principalement dans les circonstances particulières de ses voyages à travers la France, alors qu'il est loin de Paris. Degas devient le Parisien de l'époque qui vit relativement confortablement mais aime bien, de temps en temps, abandonner ses habitudes pour aller à la découverte de réalités nouvelles. La curiosité de Degas, son art le montre, est infinie, et l'homme, autant que l'artiste, aime être surpris. Ses lettres parlent donc de la vie telle qu'elle est vécue au jour le jour par un homme de sa condition, en ces temps de découvertes qui se succèdent rapidement dans les dernières décennies du dix-neuvième siècle et qui ont changé la vie des Français. Les déplacements à cheval, en vélocipède, à diligence ou en chemin de fer, deviennent donc des sujets qui entraînent ses réflexions ou critiques. Ses haltes dans les hôtels et restaurants font aussi l'objet de commentaires intéressants où l'humour se mélange à la finesse de ses observations.
Précis, subtil, perspicace, drôle, parfois même cinglant mais toujours pertinent, Degas n'est jamais ennuyeux et c'est aussi cela qui fait l'immense intérêt de ce livre.
Degas et les femmes
Degas ne s'est jamais marié. A cette époque, écrit Theodore Reff, 10% des Français, hommes et femmes ne l'étaient pas, et n'a pas eu d'enfant. Si bien qu'il a pu passer pour misogyne. Ce que contredit la présence quasi quotidienne des femmes auprès de lui : d'abord ses modèles, qu'il peint, dessine et sculpte, bien qu'il avoue n'avoir jamais senti la nécessité absolue de les faire poser. Mais les femmes sont constamment l'objet de son observation. Comme il le dit de ses paysages, il lui arrive également de les peindre "de mémoire". Elles sont soit occupées à leur toilette - baigneuses, femmes qui se coiffent -, soit observées à l'Opéra, où il va, en habitué, voir s'exercer les petites danseuses, soit au travail, telles ses repasseuses.
En fait, les femmes dominent presque toute son œuvre. Et il n'est pas interdit de penser qu'il ait pu être ému par la beauté de celles qui lui ont servi de modèles, ou rencontrées à l'occasion de dîners entre relations ou amis, ou lors de ses voyages. Par exemple, il n'aurait pas été insensible à la grâce des femmes créoles croisées pendant son séjour à la Nouvelle-Orléans. Il était alors âgé de trente-huit ans. Pourtant, dans une lettre adressée à son ami Bartholomé, le 16 août 1892, il écrit : "… Des passions, je n'en ai pas" (Lettre 505). Parle-t-il ici des femmes ? Des divers aspects de sa vie quotidienne, dont l'art fait évidemment partie ? Il restera toujours discret, voire secret, sur sa vie affective et sexuelle, laquelle est un vrai mystère pour son entourage. Ce qui a poussé certains à écrire que, de toute évidence, il manquait de "tempérament", allant même jusqu'à suggérer qu'il était peut-être impuissant.
Pourtant, on surprend Degas à se laisser séduire par certaines femmes. On sait, par exemple, qu'il en pinça pour Hortense Howland et Ellen André. Son amitié avec l'artiste américaine Mary Cassatt laquelle, bien que tumultueuse, dura plus de quarante ans, est plus connue. "Voilà quelqu'un qui ressent comme je ressens", disait Degas à son sujet. Deux tempéraments différents qui se rejoignaient néanmoins à travers leurs sensibilités.
Faute d'avoir une femme à lui, il arrivait que Degas entretienne une sorte d'amitié amoureuse avec les épouses de certains de ses amis. Par exemple, il apprécia tout particulièrement la femme de Bartholomé et délaissa même un peu son ami après le décès prématuré de cette dernière. Enfin, il alla jusqu'à avouer qu'il trouvait du charme au mariage, mais ce lien, il dût le vivre par procuration.
Donc à travers ses lettres - et tout ce qui a pu être écrit sur lui -, on comprend que les rapports de Degas avec les femmes furent pour le moins complexes. On ne saurait quitter ce chapitre sans le citer une dernière fois, propos sans ambiguïté où il ne se donne pas le beau rôle… Dans sa lettre adressée à Ludovic Halévy le 21 août 1893, il écrit : "Les femmes ont du bon, quand nous ne valons plus rien" (Lettre 545). Attraction ? Misogynie ? Tout cela reste controversé et sujet à interprétation. Mais nous suivons volontiers Theodore Reff quand il affirme : "Degas n'était pas seulement attiré par les femmes, il leur vouait un énorme respect" (p. 60).
Degas et sa famille
En contrepartie de ces dispositions peu "engageantes" concernant ses relations aux femmes, Degas se montre très lié à sa famille : frères et sœurs, oncles et tantes, neveux et nièces. Ce même attachement, Degas l'étend à ses amis, comme l'exprime cette lettre à Alexis Rouart : "Vous êtes ma famille" (p. 60).
Degas cherchait-il alors à retrouver de nouvelles affections après la disparition de certains membres de sa propre famille ? On peut le supposer. Ainsi Degas n'est-il jamais plus à l'aise qu'au milieu des siens. Il les évoque régulièrement dans ses lettres, leur écrit souvent, les peint isolément ou regroupés, dans les intérieurs bourgeois qu'ils occupent et qui reflètent l'aisance matérielle dont ils jouissent sans ostentation. Cet attachement partagé l'aidait probablement à supporter un manque affectif intime et une profonde solitude.
Degas et l'art
"Ceux qui s'attendent à apprendre quelque chose concernant les idées de Degas sur l'art ne manqueront pas d'être déçus", reconnaît Reff dans son introduction (p. 72). En effet, les passages où Degas s'exprime sur l'art sont si peu nombreux qu'on ne peut comparer ce corpus épistolaire à ceux des correspondances de Van Gogh, ou même de Manet. Et Degas de se confier sur ce sujet à Georges Jeanniot le 10 août 1892 : "Quelque chose de plus dense sur la peinture ou le dessin trouverait place ici même si mes idées étaient là, mais elles n'y sont pas" (Lettre 502). Entend-il ici l'indigence ou la "sécheresse" de ses opinions sur l'art ? On ose à peine le croire, mais "à part ses peintres préférés, Ingres et Delacroix, [Degas] cite rarement le nom d'autres artistes dans ses lettres, et s'il le fait, le contenu de ses propos est plutôt anecdotique", précise Reff (p. 81).
Hormis certaines lettres où se manifeste sa compétence en photographie (une commande à un fournisseur), ou en sculpture (Cf. ses lettres à Bartholomé), ou encore en lithogravure, Degas s'exprime peu sur l'art, et sur le sien en particulier. Ses opinions, Degas les réserve-t-il lors de discussions entre artistes dans les célèbres cafés de Montmartre, des Grands Boulevards et des Batignolles près desquels il habite, pour ne nommer que le Café Guerbois, La Nouvelle Athènes, le La Rochefoucauld, le Baudequin et Le Rat Mort, où il retrouve régulièrement des peintres et écrivains célèbres, ou qui le deviendront bientôt ? Cela est fort probable car ces lettres étant écrites la plupart du temps en voyage, loin de Paris, il paraît naturel, somme toute, que Degas veuille partager avec ses correspondants ce qu'il vit au moment présent (p. 65).
Degas et le paysage
Il paraît intéressant d'aborder ici la question de la peinture de paysage dans l'œuvre de Degas, d'autant plus qu'il est le témoin direct de l'éclosion et de l'épanouissement de l'impressionnisme. Bien que Degas, dès le départ, se solidarise avec les premiers adhérents de ce mouvement et participe à ses expositions, cette nouvelle modernité ne lui va guère, lui pour qui le dessin est un élément fondamental de la construction d'une œuvre d'art et à qui l'expérience du "plein air" ne convient pas.
Ce qui ne l'empêche pas, le 5 septembre 1885, de Dieppe où il est en vacances, d'écrire à Durand-Ruel, son marchand : "Vous avez raison. Quel beau pays. Tous les jours on fait dans les environs des promenades qui finiraient par me rendre paysagiste" (Lettre 262). Il faut quand même rappeler que durant les années qu'il passa en Italie entre 1856 et 1858, il s'était adonné à dépeindre la nature environnante et plus tard, en France, exécuta de nombreuses vues de bords de mer qui font penser à Boudin. Au milieu des années 1890, ce sera au tour du village de Saint-Valéry-sur-Somme de solliciter ses crayons pastel et pinceaux.
Mais Degas peint-il sur le motif ou de mémoire ? Un embryon de réponse se trouve dans une lettre à Albert Hecht, datée du 30 novembre 1880, quand il écrit à propos des danseuses : "J'ai tant fait de ces examens de danse sans les avoir vus, que j'en suis un peu honteux" (Lettre 138). Et plus loin, dans une lettre à sa famille du 4 décembre [1892] : "J'ai fait chez Durand-Ruel une petite exposition de vingt-six paysages imaginaires…" (Lettre 523).
On peut alors se demander avec raison si c'était pour lui une pratique courante et combien d'œuvres il a ainsi réalisées. Il ne faut pas oublier que sa cécité précoce l'inquiète; c'est d'ailleurs la raison pour laquelle il s'interdit de peindre en extérieur, la lumière lui blessant les yeux. Ce que confirment les œuvres exécutées à la Nouvelle-Orléans. En résumé, on retiendra que dans un corpus d'environ 1900 tableaux et pastels recensés à ce jour, on ne compte guère plus de 7% de paysages.
Degas : ses problèmes de santé
Dès l'année 1875 – il vient juste d'atteindre la quarantaine –, Degas commence à se plaindre de la perte progressive de la vue, ce dont il fera régulièrement état dans ses lettres. On ne les citera évidemment pas toutes mais déjà, lors de son séjour à la Nouvelle-Orléans (hiver 1872-73), sa vue le tourmente. Il apprécie la douceur des lieux et l'accueil de ses habitants mais se sent empêché quand il s'agit de les dépeindre. Vingt ans plus tard, dans une lettre datée du 24 janvier 1892 à son ami Paul Lafond, on comprend que la situation n'a fait qu'empirer : "… [ma] vue diminue beaucoup, l'œil gauche a je ne sais quoi qui m'empêche de lire…" (Lettre 477). Cette réalité ne cesse de le hanter et le poussera même à demander à ses amis d'utiliser une plume spéciale (qui fait un trait plus large) pour lui écrire. Donc une éventuelle cécité reste sa préoccupation majeure et pourrait expliquer, selon nous, les déformations anatomiques que l'on observe chez ses danseuses et ses baigneuses, de même que l'emploi de couleurs de plus en plus vives dans les pastels de cette époque.
Puis un peu plus tard, vers 1895, il commence à se plaindre de ses reins, intestins et vésicule, et pense que son cœur est aussi atteint. Pire encore, se sentant devenir sourd, il connaît des moments de dépression. Autant de signes de détérioration de sa santé qui expliquent ses cures thermales de plus en plus fréquentes à Cauterets, dans les Pyrénées, et au Mont-Dore, en Auvergne. Toutes ces précisions pour arriver au constat que Degas sera préoccupé par ses problèmes de santé tout au long de sa vie, d'où, ici et là dans sa correspondance, des allusions à peine voilées à sa fin.
Degas et l'antisémitisme
Parmi les sujets discutés par Theodore Reff dans son introduction, nous avons retenu, entre autres, celui de l'antisémitisme de Degas, lequel sera exacerbé par l'Affaire Dreyfus. Degas n'a pas échappé à ce cataclysme politique qui ébranla et divisa la société française, et dont les conséquences se prolongeront jusqu'à la Seconde Guerre mondiale.
Le 8 août 1897, dans sa lettre adressée à Georges Jeanniot, il est question du "château" (de Diénay, en Bourgogne) presque "enjuivé " (Lettre 741), un terme suffisamment fort pour le citer ici comme l'une des premières manifestations écrites de son antisémitisme. À Diénay, charmant village de Bourgogne, se retrouvaient ponctuellement, l'été venu, les amis du peintre et écrivain lorrain Charles de Meixmoron de Dombasle, que ce dernier invitait à passer un moment dans sa maison de campagne. C'est le peintre Jeanniot qui les avait présentés. Monet et Feydeau, entre autres, y avaient leurs habitudes. On peut imaginer qu'au moment de l'Affaire Dreyfus, trop d'invités, Juifs ou non, s'étaient montrés dreyfusards et que cela déplaisait à Degas. Puis, dans une lettre datée des 6-8 septembre 1898, adressée à Alexis Rouart, Degas écrit : "On ne parle pas des affaires pour ne pas en pleurer de colère" (Lettre 993).
Mais d'où vient l'antisémitisme de Degas ? De ses racines familiales et de son éducation bourgeoise ? On sait qu'il s'était engagé dans la Garde Nationale lors du Siège de Paris en 1870. Ce qui témoigne d'un élan patriotique certain, mais le dévouement de Degas n'est pas exceptionnel, plusieurs artistes s'étaient également engagés, certains même devaient y laisser leur vie.
Malgré son avis tranché sur l'Affaire Dreyfus, Degas n'en continuera pas moins d'entretenir des relations amicales avec certains amis juifs, dont Ludovic Halévy, et à poursuivre des relations professionnelles avec, par exemple, le marchand Bernheim. Cherchant à situer les opinions politiques de Degas, Reff cite ce passage d'une lettre de Degas à Henri Rouart datée du 16 octobre 1883 : "Tâchons de nous cramponner à cette terre, toute républicaine qu'elle soit…" (Lettre 202). Le terme "républicain" employé dans ce contexte s'oppose-t-il à "monarchiste" ou "aristocratique" ?
Sans aller jusque là, Reff y voit simplement le penchant de plus en plus marqué de Degas pour un conservatisme quelque peu étroit, lequel ne serait pas étranger à la classe sociale dont il est issu (p. 68). Dans son livre Degas, de 1991, Henri Loyrette, quant à lui, se veut plus prudent : "On se gardera de parler de ses opinions politiques et de dresser comme on le fait trop souvent, le portrait uniforme de l'artiste en réactionnaire" (p. 642-643).
Valéry, lui, s'était déjà exprimé au sujet de Degas qu'il admirait comme artiste : "Ses idées sont simples, péremptoires et essentiellement parisiennes " (idem, p. 641), et lui colle le qualificatif de "chauviniste". On s'étonnera enfin que la rupture avec les Halévy ne se fasse qu'en 1897, tel que l'atteste Loyrette à partir d'une lettre de Degas, datée du 23 décembre de cette année-là. Malgré cette sérieuse brèche dans leur amitié, ils se retrouveront pourtant dix ans plus tard.
Malheureusement, on n'a pas retrouvé d'écrits de Degas dans lesquels, après la réhabilitation du capitaine Dreyfus en 1906, il ait avoué son erreur ou se soit repenti de son égarement. Il est légitime de penser qu'il a conservé cette attitude jusqu'à la fin.
Degas, témoin d'une France qui se modernise
Bénéfice inattendu, la lecture de cette correspondance de Degas nous fait plonger dans une France en plein essor économique et social, une France qui, d'abord sous l'égide de Napoléon III (1851-1870), puis sous la Troisième République, n'a cessé de se moderniser. D'abord le chemin de fer, créé en 1837, donc exactement contemporain de Degas, a beaucoup contribué à cette nouvelle expansion en favorisant la circulation rapide des biens et des hommes. Expérimenté à ses débuts sur de courtes distances, le réseau ferroviaire s'étend dans toute la France dès le milieu des années 1850. Moyen privilégié pour Degas de rendre visite à ses amis parfois éloignés, d'aller plus aisément sur les lieux de ses cures thermales et de visiter la France en tous sens.
Ainsi, les lettres parlent de certains lieux qu'il visita : le Mont Saint-Michel où il déjeune chez la célèbre Mère Poulard , le château de Blois, la cathédrale du Mans, celle de Chartres, sans oublier ses nombreuses tournées en Bourgogne dont il apprécie visiblement la cuisine et les bons vins. On comprend mieux maintenant comment il se fait qu'une grande partie des lettres de Degas aient été écrites dans ces moments de temps perdu ou de loisirs, qu'il s'autorise de plus en plus fréquemment.
Quant à la façon dont le nouveau progrès technique avait changé la vie quotidienne des Français, Reff, commentant une lettre de Degas écrite de Paris, nous en donne une idée. Ainsi nous apprend-il qu'il y avait, dans les années 1870, huit distributions postales par jour et huit bureaux de poste seulement dans le 9ème arrondissement de Paris. Kaléidoscope d'une France moderne où apparaissent, entre 1865 et 1887, le vélocipède, le pneumatique, le télégramme et le téléphone, autant d'inventions qui accélérèrent considérablement le rythme de vie des Français. Dans son livre Monsieur Degas, Bourgeois de Paris, paru en 1938 (Librairie Floury), Georges Rivière parle de l'importance de ce moment de civilisation pour un Degas curieux de nouveautés, même s'il montre parfois quelque réticence à s'y adapter.
À la mort de Degas, ils furent peu nombreux à assister à son enterrement. Lemoisne cite à peine une vingtaine de personnes. Il termine ainsi sa biographie : "Au milieu des grands événements de 1917, sa mort n'eut pas le retentissement que méritait une telle personnalité. Il est vrai que Degas avait tellement exagéré sa retraite que le public, toujours ingrat, s'il admirait de plus en plus son œuvre magnifique, avait déjà presque oublié l'homme" (Lemoisne, Edgar Degas, Catalogue raisonné, IV, page 202).
The Letters of Edgar Degas par Theodore Reff
The Wildenstein Plattner Institute, 2020
Distribué par The Pennsylvania State University Press
Publication : 27-02-2021